Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Menus aérolithes pour s'assoupir en s'apaisant
17 avril 2014

L'OMBRE DE NOËL (dernier épisode)

Mais l’ombre a un pincement au cœur. Il ne faut pas croire. Toute ombre qu’elle est, ça palpite encore un peu. N’est-ce pas un cadeau trop beau pour l’Ancien ? Et ses meurtrissures ? Et ses poings brandis ? Et si elle offrait plutôt la lettre blanche à son Marcel ? Bon, mais pour le coup l’Ancien risque de dézinguer la petite chaise de fer d’un coup de semelle si elle la lui offre à la place. Souviens-toi, vieille chose, pas d’interversions intempestives. Tu fais ça tous les ans, le jeu absurde des substitutions, quelques minutes avant la remise des cadeaux, ton moment sacré. Tu bifurques, tu perds la tête, tu es prise de vertiges polaires et te mets à gribouiller sur un vieux chiffon, tu décoches des croix et des flèches en face des noms. Chacun change de place, ce n’est plus la course pour savoir quel cadeau correspond à quel aimé, avoue-le. Il s’agit en fait de savoir quel camarade saura mériter ton offrande, c’est ton cœur trempé que tu griffonnes, et ta chère nuit de Noël devient une terreur, tu ne sais plus où tu en es, tu piaffes et tu jappes. Et pour finir tu fais ta Marie, tu offres tes cadeaux en pleurant, c’est drôlement réussi. Tu parles d’un genre.

Le petit jeune homme vert revient avec une flûte de champagne. Elle vit un rêve. La pauvre vieille chose reçoit des coups de poing en le regardant. Ce regard de petit chat, et puis ce sourire frémissant... Mais ce n’est pas possible. Elle se réveille de son enfloconnement, elle s’ébroue sous la neige qui a enduit son âme. Elle en a le cœur crevé, mais elle doit lui expliquer : Je vais y aller, je ne peux rester, je vous demande de bien vouloir me pardonner – ce n’est pas parce qu’elle vit à vau l’eau qu’elle a perdu ses manières.

Où avait-elle la tête ? Les charmes du logis sont-ils encore si prégnants ? Ou seraient-ce les rues de Bagnolet qui lui détraquent les sens ? Enfin, voilà arrivée ta nuit de Noël ! Celle que tu as rêvée tout l’an. Voici, oui, enfin ta nuit qui vient, l’unique, celle que tu attends chaque jour et chaque nuit, la nuit où sans en avoir l’air tu distilles ta petite croyance – tu embobines tes amis dans tes pensées, tu mets dans chaque cadeau, si ténu soit-il, tout ce que tu ne leur dis pas, tes chamades, Marthe partie, partie tellement, tes logis délogés, cette chair féroce qui a découpé la tienne, la façon dont tu t’accroches à leurs yeux quand tu ne tiens plus sur tes jambes, quand le bruit de la rue, du monde, de la vie cacophonique menace de t’engloutir.

Oui, elle enveloppe ses frères du Gisement dans ces petits objets dérisoires qui jouent les émissaires, partant vivre leur existence toute neuve auprès de ses comparses, tout près d’elle et pourtant si loin de ne plus lui appartenir, déjà étrangers et encore un peu familiers, caracolant dans les cheveux ou sur la main de Colette, frôlant Marcel, glissant sous les doigts d’Hésiode… C’est son irremplaçable et adorable nuit. Elle la leur doit, elle se la doit. L’ombre songe un instant à inviter le chevalier au Gisement, et pourquoi pas ? Elle lui présenterait tout le monde, ils réveillonneraient ensemble, ce serait la réconciliation de l’intérieur et de l’extérieur. On pourrait y croire le temps d’une étoile. Le jeune homme ne serait pas seul. Mais elle se tait. Elle est déjà partie vers sa nuit.

La lettre d’Adèle s’est sans doute perdue, et il est tôt encore. Je suis sûre qu’elle viendra, glisse-t-elle avant de s’éclipser.

Juste avant de bifurquer dans la rue de sa nuit, elle croise une queue de cheval rousse en manteau vert. Adèle ? À moins que ce ne soit le renard.

 *

Une petite neige du soir enveloppe nos pas. À pas lents, l’ombre claire traîne ses trente-six kilos et ses trente-six ans sur la chaussée. Son cabas quadrillé pèse le poids du monde – celui de la lettre éternelle qu’elle s’apprête à offrir. Cette fois, le regard a le temps de l’envelopper tout entière pendant qu’elle dissout la rue Lenoir sous sa joie. Car, cette nuit, ses présents seront, elle le sait, inépuisables.

Prochainement : Le Silence de Pâques.

Publicité
Publicité
Commentaires
F
Adieu douce ombre... Tu vas me manquer !
Menus aérolithes pour s'assoupir en s'apaisant
Publicité
Publicité