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Menus aérolithes pour s'assoupir en s'apaisant

17 avril 2014

L'OMBRE DE NOËL (dernier épisode)

Mais l’ombre a un pincement au cœur. Il ne faut pas croire. Toute ombre qu’elle est, ça palpite encore un peu. N’est-ce pas un cadeau trop beau pour l’Ancien ? Et ses meurtrissures ? Et ses poings brandis ? Et si elle offrait plutôt la lettre blanche à son Marcel ? Bon, mais pour le coup l’Ancien risque de dézinguer la petite chaise de fer d’un coup de semelle si elle la lui offre à la place. Souviens-toi, vieille chose, pas d’interversions intempestives. Tu fais ça tous les ans, le jeu absurde des substitutions, quelques minutes avant la remise des cadeaux, ton moment sacré. Tu bifurques, tu perds la tête, tu es prise de vertiges polaires et te mets à gribouiller sur un vieux chiffon, tu décoches des croix et des flèches en face des noms. Chacun change de place, ce n’est plus la course pour savoir quel cadeau correspond à quel aimé, avoue-le. Il s’agit en fait de savoir quel camarade saura mériter ton offrande, c’est ton cœur trempé que tu griffonnes, et ta chère nuit de Noël devient une terreur, tu ne sais plus où tu en es, tu piaffes et tu jappes. Et pour finir tu fais ta Marie, tu offres tes cadeaux en pleurant, c’est drôlement réussi. Tu parles d’un genre.

Le petit jeune homme vert revient avec une flûte de champagne. Elle vit un rêve. La pauvre vieille chose reçoit des coups de poing en le regardant. Ce regard de petit chat, et puis ce sourire frémissant... Mais ce n’est pas possible. Elle se réveille de son enfloconnement, elle s’ébroue sous la neige qui a enduit son âme. Elle en a le cœur crevé, mais elle doit lui expliquer : Je vais y aller, je ne peux rester, je vous demande de bien vouloir me pardonner – ce n’est pas parce qu’elle vit à vau l’eau qu’elle a perdu ses manières.

Où avait-elle la tête ? Les charmes du logis sont-ils encore si prégnants ? Ou seraient-ce les rues de Bagnolet qui lui détraquent les sens ? Enfin, voilà arrivée ta nuit de Noël ! Celle que tu as rêvée tout l’an. Voici, oui, enfin ta nuit qui vient, l’unique, celle que tu attends chaque jour et chaque nuit, la nuit où sans en avoir l’air tu distilles ta petite croyance – tu embobines tes amis dans tes pensées, tu mets dans chaque cadeau, si ténu soit-il, tout ce que tu ne leur dis pas, tes chamades, Marthe partie, partie tellement, tes logis délogés, cette chair féroce qui a découpé la tienne, la façon dont tu t’accroches à leurs yeux quand tu ne tiens plus sur tes jambes, quand le bruit de la rue, du monde, de la vie cacophonique menace de t’engloutir.

Oui, elle enveloppe ses frères du Gisement dans ces petits objets dérisoires qui jouent les émissaires, partant vivre leur existence toute neuve auprès de ses comparses, tout près d’elle et pourtant si loin de ne plus lui appartenir, déjà étrangers et encore un peu familiers, caracolant dans les cheveux ou sur la main de Colette, frôlant Marcel, glissant sous les doigts d’Hésiode… C’est son irremplaçable et adorable nuit. Elle la leur doit, elle se la doit. L’ombre songe un instant à inviter le chevalier au Gisement, et pourquoi pas ? Elle lui présenterait tout le monde, ils réveillonneraient ensemble, ce serait la réconciliation de l’intérieur et de l’extérieur. On pourrait y croire le temps d’une étoile. Le jeune homme ne serait pas seul. Mais elle se tait. Elle est déjà partie vers sa nuit.

La lettre d’Adèle s’est sans doute perdue, et il est tôt encore. Je suis sûre qu’elle viendra, glisse-t-elle avant de s’éclipser.

Juste avant de bifurquer dans la rue de sa nuit, elle croise une queue de cheval rousse en manteau vert. Adèle ? À moins que ce ne soit le renard.

 *

Une petite neige du soir enveloppe nos pas. À pas lents, l’ombre claire traîne ses trente-six kilos et ses trente-six ans sur la chaussée. Son cabas quadrillé pèse le poids du monde – celui de la lettre éternelle qu’elle s’apprête à offrir. Cette fois, le regard a le temps de l’envelopper tout entière pendant qu’elle dissout la rue Lenoir sous sa joie. Car, cette nuit, ses présents seront, elle le sait, inépuisables.

Prochainement : Le Silence de Pâques.

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14 avril 2014

L'OMBRE DE NOËL (épisode XVII)

Ou alors mon Adèle m’a répondu, mais on m'a confisqué sa lettre. Le chevalier regarde encore une fois vers le ciel, se perd en conjectures, boit du café et du champagne en même temps, au bord des larmes. Il se lève, se rassoit, se perd en hypothèses. Une gorgée par possibilité. Vous pensez que j’ai tout gâché avec mes coups de fil ? J’y suis peut-être allé un peu fort, il faut dire. Pourquoi cela ? Eh bien, je lui en ai passé quelques bonnes dizaines… Il faut me comprendre, je devenais fou. Par dizaines, vraiment ? Peut-être même bien un peu plus. Peut-être cent, mais quoi ? La chevelure du doux jeune homme est plus batailleuse encore que la dernière fois. Il se bat avec son espoir. À moins qu’il ne se doute de quelque chose ? L’ombre a envie de pleurer. La langueur du fond des âges procurée par la baignade s’est envolée d’un coup. Pas de cadeau pour l’Ancien, pas de réponse d’Adèle. Un sale coup du sort. La nuit de Noël aurait pourtant dû nous épargner ces déconvenues.

Ce n’est pas le genre de ma nuit, quelque chose ne va pas. Elle se demande si elle doit tout dire au chevalier. Même si la lettre rose est perdue, il serait au moins dans cet enchantement de savoir qu’elle existe. En même temps, l’ombre vient de se faire un ami, tout droit sorti d’un Moyen Âge futuriste. Ne serait-ce pas impardonnable, et si triste, de le perdre si vite ? Pour le coup, ce ne serait plus de petites tapes qu’il lui faudrait s’administrer. Elle n’a pas envie que ce tendre sieur parte rejoindre le recoin, ce soupirail derrière l’arbre à malice, qui de son cours détourne rageusement sa vie.

Le chevalier vert se tient juste devant elle, il la regarde de sa candeur de soleil. Lui propose de partager le repas du Réveillon avec lui. Adèle ne viendra pas. Il faut que je me fasse une raison, j’ai tout démoli. Déjà que je déteste Noël, alors le passer tout seul… Mais veuillez me pardonner, je dis n’importe quoi, vous dire ça, à vous… C’est surtout que passer la soirée avec vous serait un petit cadeau que je me ferais à moi-même, vous comprenez ? Un rien inattendu, mais plein de surprises. Le jeune homme est drôle, il trébuche un peu sur les mots, parle lentement en se mordant les lèvres, ça donne envie de lui caresser les cheveux. On dirait qu’il regrette tout ce qu’il dit sitôt prononcé, il aurait voulu le dire mieux, cela se voit. Ou peut-être dire l’inverse de ce qu’il dit. Alors il reprend : C’est bien peu de chose, mais si je peux vous offrir une soirée, quelques heures au chaud, mademois… euh, madame. Appelez-moi Comtesse, coupe l’ombre. Je veux bien rester, merci. Un millefeuille de foie gras aux cèpes, ça ne se refuse pas. Reposez-vous, Comtesse, reprend le jeune homme en rougissant un peu – ce sourire… –, je mets la dernière main au plat.

Le cadeau le plus beau

L’ombre ne croit pas à son aubaine. J’ai failli m’endormir pour toujours, mais est-ce que ça ne valait pas le coup ? Et un petit coup sur le nez par réflexe, pour saluer l’occasion, s’en punir peut-être. En attendant, elle ne sait pas ce qu’elle va offrir à l’Ancien. Forcément, c’est avec lui que ça coince. Et puis elle se dit : Tant pis. La lettre d’une inconnue, c’était un don inestimable. Mais tout n’est peut-être pas perdu. L’ombre veloutée, qui se sent redevenir solide, changer de texture sous la chaleur du logis auquel son corps de vieille enfant n’était plus habitué, demande une feuille blanche à son ami du 65. Et aussi s’il peut lui faire cadeau d’un Bic et d’une enveloppe. Elle aime bien son idée. C’est lui, l’Ancien, qui décidera, ce qu’il écrit, s’il écrit, à qui il adressera ce petit papier, sa pensée ou sa vitupération. Il peut s’écrire à lui-même ou laisser la feuille blanche à jamais pour en faire un petit lieu d’attente, une promesse toujours réitérée, un creux à remplir. Quel présent plus inépuisable qu’une lettre ouverte ? Un cadeau blanc. Immaculé. Appelé à vivre une nouvelle vie ? Celle que l’Ancien aura décidée.

Et soudain, elle comprend. Si là se tenait le secret de son horreur du rite des cadeaux, au vieux camarade ? Il a un mal fou à entrer dans l’univers des autres. À se laisser emporter par eux. C’est lui qui happe les êtres dans son sillage, pas l’inverse. En laissant une pensée, une offrande adverse s’inviter dans son paysage, c’est un peu de nuit qu’il fait entrer, quelque chose qui n’est pas lui. Alors, le coup de la lettre virtuelle, ça peut macher. Il n’y verra que du feu. Elle ne projette rien, ne lui impose rien. Ce présent-là, il en fera ce qu’il veut.

6 avril 2014

L'OMBRE DE NOËL (épisode XVI)

Servant, ce chevalier. Sa baignoire est un havre fragile. L’ombre incrédule a l’impression que si elle la touche de trop près, elle va disparaître. Elle ricane dans l’eau qui la bichonne, et se donne quelques coups encore. Enfin débarrassée de cette odeur de mort qui lui mangeait la peau. Dans le miroir, elle a regardé son œil injecté de sang, son ongle ne l’a pas raté. Elle se donne des coups pour se punir de se donner des coups. Dire que j’ai failli casser ma pipe la nuit de Noël ! vitupère la pauvre chose émerveillée, et que j’ai réussi à y échapper... Double miracle.

Cela ne pouvait arriver qu’au cœur de ma nuit. Le joli jeune homme vert l’a trouvée là, victime de la rue Lepape dont elle se méfiait tant, à quelques pas du numéro 65, étendue sans bruit. Recouverte de son châle comme d’un linceul. Son corps de biche affamée servait de trampoline aux flocons boulimiques. Il l’a soulevée comme une enfant endormie, et l’a ramenée chez lui sans qu’elle y comprenne goutte. À force de vin chaud et de petites tapes merveilleuses qui n’ont rien à voir avec celles qu’elle s’inflige à elle-même, elle a fini par ouvrir les yeux sur le canapé rouge, lui demandant si lui aussi il avait croisé un drôle de renard bleu.

*

Le jeune homme lui a préparé une soupe au potiron et du pâté en croûte, elle a mangé pour lui faire plaisir, elle n’avait plus faim. Elle s’est rassasiée de lui. Il a été tellement éloquent, tellement élégant, tout ce qu’on peut attendre d’un chevalier de Bagnolet, qu’elle a voulu lui rendre la lettre rose qu’elle trimballe avec elle depuis qu’elle l’a chipée. Rouge, bleu, rose, les couleurs clignotent sous ses yeux, elle voit défiler une neige floue, folle, la ribambelle des chevaliers. Tout de même, elle ne pouvait pas lui dérober son âme, à cet homme qui existe à peine, inespéré. Déjà qu’elle a jeté la sienne aux ordures, elle pourrait quand même prendre un peu soin de celle des autres. C’est à cela que mes présents sont destinés, distribuer à mes amis une âme liquide, coulante, épicée, alors si c’est pour faire l’inverse, que de la gueule. Je ne suis vraiment qu’une sorcière vitupérante. Mais malheur. Elle a eu beau tourner et retourner le contenu de son sac, le butin avait bel et bien fondu, lui aussi, sans pouvoir compter, lui, sur l’aide d’un prince miraculeux.

L’adieu d’Adèle

Le petit jeune homme lui a pourtant raconté qu’il attend au désespoir des nouvelles de son aimée. Ils se sont fâchés au mois de novembre pour une histoire redoutablement bête (ce sont les plus graves), et depuis elle ne lui répond plus. Il lui chante des cantates sur son répondeur, il y pleure, il y joue de la fûte - bon, il l'a peut-être insultée une fois ou deux aussi, mais quoi ? On a toujours l'impression que ces machines n'enregistrent pas vraiment, que leur déversoir fait semblant de gober nos plaintes, pour de faux... Le contraire de l'encre sympathique, en somme, la voix qui s'écrit la première fois, pour s'abîmer aussitôt dans l'éternité obtuse de celui qui ne vous parle plus.

Il ne comprend pas pourquoi leur histoire se referme ainsi sans prévenir, déjà fanée, peut-être, qu’a-t-il pu se passer ? Il rêve toutes les nuits qu’il retient Adèle par la manche, mais qu’il tombe dans cette bourrasque béante, aspiré dans le coude d’Adèle. Coincé à l’intérieur. Si je comprends ce que signifie ce fichu rêve, elle va rappeler, j’en suis sûr. Vous comprenez, vous ? L’ombre ne sait pas trop, elle sourit… Le chevalier dit qu’il a quand même invité sa tendre pour le réveillon de Noël, il l’a suppliée de venir chez lui, une tout petite fois encore, même si c’est pour se dire adieu. Une petite dernière. Ce serait beau, un réveillon d’adieu… Il dit encore : Je ne comprends pas, non seulement elle ne m’a pas répondu, mais j’ai l’impression que mon courrier disparaît, ma grand-mère m’a envoyé une lettre avec des billets et des photos qui n’est jamais arrivée. Et si c'était Adèle qui se venge, qui me pique mon courrier ? C’est minable ! Est-ce que je lui ai trop téléphoné ? Les chevaliers ne savent pas se sauver eux-mêmes, c’est bien là leur drame, et le petit jeune homme se prend la tête dans les mains en regardant le plafond, pour invoquer peut-être le dieu des Chevaliers – l’ombre aimerait bien lui être présentée.

24 février 2014

L'OMBRE DE NOËL (épisode XV)

Quand elle sort du métro porte de Bagnolet, la neige est revenue à la charge. Elle est bonne fille, tombant avec assez de prodigalité pour que l’étoile filante puisse construire son bonhomme. Et puis elle étrangle les pensées, neige bienveillante, cela aide à respecter la règle de la rue. Les tuer, ses pensées. La comtesse au bonnet russe avance à pas feutrés, elle trouve qu’elle n’avance pas très vite, elle a hâte de cacher ses cadeaux sous sa couverture pour les choyer. Sa tête est lourde, lui donne des coups de fourche. Et voilà, je le savais. Ce sont ces rues maudites, elles m’empoisonnent. Elles m’empoignent. Elle n’avait jamais remarqué que la rue Lepape était si longue, et puis les guirlandes de Noël sont un peu déglinguées aujourd’hui, elles clignotent à toute vitesse, à un rythme bancal, comme si elles avaient trop bu, ou pour lui susurrer qu’il ne reste que quelques heures avant le Réveillon, qu’il faudrait peut-être se dépêcher… Car elle a fini par poser la question à une dame, à la station République. Elle avait trop peur de louper le coche, se doutait qu’à force de fuir comme le loup les journaux, les informations et les calendriers, de compter et recompter sur ses doigts, la mécanique s’enrayerait et lui jouerait de mauvais tours. Bien lui en a pris. La dame l’a regardée fixement, et, désignant ses paquets rebondis, lui a répondu : Mais c’est ce soir, madame. Madame ! J’aurai vraiment tout entendu.

On dirait que l’ombre a encore pâli, on ne discerne plus ses vapeurs mauves de rosée, cette blancheur malingre qui remonte péniblement la rue. La Comtesse de glace est en train de fondre, on aperçoit une petite coulée luisante sur la chaussée, est-ce elle qui s’envole aux quatre vents ? Elle vient de voir passer un renard au nez busqué qui s’ébroue au-dessus d’elle. Ma grimace va me manger, cette fois. Ne restera de moi que ce rictus, à s’égosiller sur la neige muette. Mais où donc est passée l’ombre ? Par terre, le cabas aux carrés troués se fait piétiner par les passants écervelés.

20 février 2014

L'OMBRE DE NOËL (épisode XIV)

Marie. C’est une véritable catastrophe, je n’ai pas de cadeau pour elle. La Comtesse des glaces se donne un petit coup, la rue semble l’engloutir. Depuis quelques jours, elle marche trop, ou pas assez, elle ne sait plus, ses jambes flageolent mais l’emportent toujours plus loin. Pour qui donc au fait a-t-elle prévu le bonhomme de neige ? Mais si, pour Marie, bien sûr, alors, vieille chose, de quoi tu t’inquiètes ? C’est Marcel. Elle savait bien que quelque chose la tracassait. Elle ne sait toujours pas si elle a bien fait. Avec l’embout métallique d’un bouchon de champagne glané devant le Bal perdu, le bistrot à côté des pompes funèbres, elle a fait palpiter des torsades, elle a contorsionné le fer jusqu’à obtenir une toute petite chaise. Marcel se plaint toujours de devoir asseoir ses hardes mitées sur sa vieille couverture de nuit.

Bien sûr, ce siège minuscule accueillerait plutôt un Lilliputien, mais s’il ne peut pas s’installer, lui, il disposera au moins d’un refuge pour les objets tout petits dont il fait la collection très sérieusement. On n’imagine pas tout ce qu’on peut trouver dans la rue, quel capharnaüm. Le monde entier est un gigantesque appartement, leur logis céleste. Pour l’instant, Marcel range ses trouvailles dans un sac en plastique, c’est une lente et silencieuse collecte, qu’il contemple chaque jour ou presque. La carte d’étudiant de Vincent Lindel, étudiant en licence de biologie, une capsule de canette, un ticket de métro, le capuchon d’un stylo (n’était-ce pas celui de Marthe ?), la photo d’identité d’une inconnue – une quinquagénaire à l’air revêche –, un tout petit maillet (pour assommer le froid ?), une feuille morte, une écharpe en laine bleu nuit qu’il devrait plutôt se passer autour du cou mais préfère regarder sans rien dire, une clé mais de quoi ou d’où ? Je pourrais lui construire une chaise ou un petit rangement en fer pour chacune de ses pièces de collection, se dit l’ombre.

Un renard qui s’ébroue

Elle ne voulait pas s’avouer que c’est à Marcel qu’elle aurait voulu inventer le présent le plus chatoyant. Même s’il n’est jamais vraiment là, même si elle perd ses mots devant lui, se met à danser sur ses pieds quand il la regarde, incapable de tenir debout. Mais, depuis qu’elle est devenue ombre, depuis que, peu de temps après avoir quitté le mari, un homme est venu de nuit sous le pont s’enfoncer dans sa chair au milieu de tous les camrades rendus inoffensifs par le sommeil et la gnôle, la petite chose n’arrive plus qu’à les aimer tous à la fois, sans discernement, sans différence, sans plaisir. Comme un tout, indissociable et sans saveur.

Ils ont changé d’emplacement pour installer leurs nuits, chassés par la bande de Montreuil de leur pont que n’importe comment elle ne pouvait plus regarder dans les yeux. Son amour est parti derrière l’arbre, rejoindre tous ces ces bouts de vie qui s’empilent et ne sont plus les siens. Alors, même si Marcel est son prince, même si Colette est son amie du monde, non, elle ne peut rien y faire, elle les considère, indifféremment, comme ses frères du Gisement, voit bien qu’ils ne la voient plus. Elle trépigne parfois mais la plupart du temps n’insiste pas, préfère marcher, ne leur en tient pas rigueur. Ils ne l’écoutent pas, certains même l’insultent de temps à autre, mais comment leur en vouloir ? À quoi diable reconnaît-on une ombre ?

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9 février 2014

L'OMBRE DE NOËL (épisode XIII)

Oui, Hésiode aime promettre et rassembler, utiliser du papier très doux et très cher au grain de Mésopotamie pour le plier en quatre. Enveloppes, petites boîtes où enclore ce qu’il butine. Attraper en son cœur un petit bout de vide : sitôt enroulé, il devient soudain quelque chose. Avec sa voix très douce, Hésiode parle si bas qu’on peine parfois à le suivre dans ses raisonnements alambiqués, cela n’arrange rien… Déjà qu’auprès de lui l’ombre se sent toute petite et très vieille. Qu’elle a toujours peur de ne pas comprendre ses syllogismes. Sybillins et piquants. Ses embrouillaminis.

Ainsi, la Comtesse des glaces, qui a réussi à glaner quelques euros dans le métro – une très jeune fille et un vieux monsieur lui ont donné de vraies pièces, pas de la ferraille dont on se débarrasse, avec en prime un sourire gros comme leur tête –, se paie le luxe d’acheter pour son pâle ami quelques feuilles linéagineuses de papier marbré, violet et argenté. Quelle impression lunaire de passer à la caisse, gratifier le vigile d’un sourire carnassier sans craindre qu’il vous demande d’ouvrir votre sac édenté. Il la suit du regard, se méfie un peu quand même, semble hésiter à l’interpeller. Si les camarades savaient… Au lieu de pourvoir le Gisement en quartier général, en pain ou en jambon pour la nuit de Noël, ou même simplement trois ou quatre clémentines, elle dépense ses précieux euros pour acheter un papier de rien du tout, un vulgaire emballage… Mais Hésiode pourra en recouvrir ce que bon lui semble, ce qu’il a envie de protéger. L’enlacer de son sceau. L’ombre amoureuse de Noël trouve, elle, qu’il a raison.

À quoi reconnaît-on une ombre ?

Elle s’affaisse, la toute petite ombre, elle ne marche pas très droit, et son œil déborde toujours d’une drôle d’eau sans couleur. Quand est-ce que ça s’est passé ? Elle a oublié. Quand est-elle devenue ombre ? Au détour de quel mois son corps, son nom se sont-ils effilochés, comme pour se dissimuler ? Un progressif effacement, une imperceptible abstention. Tout ce qu’elle faisait, sa vie à l’intérieur, est parti se cacher derrière un arbre, elle ne la voyait plus, soudain, pouvait encore moins la toucher. Elle a oublié, tout simplement, ce que c’est. Aller au café avec les amis, commander un deuxième thé sans réfléchir pour se jeter dans la conversation, et sortir son porte-monnaie. Prendre le train. Aller peut-être au travail. Se laver vraiment, pas comme un chat pelé. Lire tranquillement au chaud en écoutant les informations. Elle ne lit plus, ou quelques mots à peine qui lui mangent les yeux. Lui donnent des vertiges. Pourquoi se plonger dans un autre monde, elle y baigne de plain pied ? Elle ne peut pas se laisser approcher par la vraie vie – ou par la fausse –, ce n’est pas prudent. Et si c’était eux tous, les autres, ce « ils » pendouillant dont les camarades parlent à tout bout de champ, qui vivaient de l’autre côté de la vitre ? Et si la vie par terre était la seule réelle, celle qui vous imbibe pour de vrai ?

Mettre une quiche au four. Téléphoner à sa nièce pour lui raconter une histoire. Pleurer en écoutant un disque. Pas besoin de disque.

1 février 2014

L'OMBRE DE NOËL (épisode XII)

Et puis elle se retrouve devant chez Gibert. Hésiode Hésiode, ta cravate rouge va bondir de joie, se dit l’ombre mystique en s’adressant pour elle-même à son fier camarade. Bon, toi aussi, mais je préfère parler de ta cravate, c’est plus convenable, se dit l’ombre tapie. Car toi. Toi et ta stature… Je n’ai jamais osé m’adresser directement à toi, même quand tu n’es pas là, ça me poursuit, je parle à tes poches. La petite vieille pas si vieille n’a jamais su d’où venait Hésiode. Elle a vaguement entendu un jour qu’il avait monté une société d’informatique à son compte qui avait fait florès avant de péricliter, mais les rumeurs sont comme les sœurs, on sait à quoi s’en tenir. Non non non, il est temps de rectifier l’expression, s’égosille la pas si pauvre vieille chose en son châle. Les rumeurs sont bien plutôt comme les frères, à vous enfermer dans des petites boîtes, se dit-elle.

Alors qui sait d’où vient Hésiode, et quel besoin de le savoir ? Hésiode cette année a été très malade. Pendant des semaines, il a craché du sang au milieu des camarades, à en dessiner des flaques qui repeignaient le Gisement, sur lesquelles les camarades valdinguaient l’un après l’autre. Et puis il a passé de longues semaines à l’hôpital. Marie a pleuré des jours, avec son cœur d’agneau elle insistait pour que chaque matin les camarades lui écrivent, quelques lignes chacun à leur tour sur des papiers qu’ils trouvaient dans des poubelles, des pages de carnets qu’ils arrachaient dans les magasins – dans la rue, écrire aussi s’éloigne. Comme le reste, n’est plus à portée de main. L’Ancien trouvait le moyen d’engueuler Hésiode, salaud, tu désertes, je saurai m’en souvenir, sale traître, petit merdeux de Bagnolet, tu vas voir ta gueule à ton retour. Ils lui parlaient du ciel et de leur gamelle, du Gisement et du froid, et aussi des chansons qu’ils inventaient pour tenir presque le coup.

Un jour, il est revenu, avec l’interdiction de boire une goutte de quartier général – leur gnôle. Comme ils n’ont pas de pièce à eux, ils trouvent des substituts, petits havres fragiles où s’enrouler frileusement, et la bouteille bleu nuit que de fois en fois ils dérobent au Franprix de la place de la Mairie en tient le délicieux office. Hésiode aime emballer les choses, les dissimuler, les enrober. Faire de tout petits paquets, même s’il n’y a rien dedans – rien à part ses songes et les borborygmes de son passé, infranchissables. Pas comme ces gros cadeaux autour du sapin, dans les magasins. L’ombre n’a pas encore osé aller vérifier, mais elle sait bien qu’ils sont, eux, pleins de vrai vide. Quel symbole, quand on y pense. Emballer le néant, il sait bien faire, notre monde. Notre nouveau monde, si près de devenir lui aussi un ancien, gobé par sa propre voracité. Et puis, on le sait, Hésiode ne cesse de le prédire, elle n’est pas loin, de ce monde, la fin. Cette dissolution, cette absolution que l’on proclame, annoncée le 21 décembre 2012. Plus qu’un an, alors ? Selon les jours, les camarades du Gisement prennent de diverses façons ses bobines de Cassandre, ses augures de Nostradamus. Ils rient, ou se taisent. De temps en temps, l’Ancien lui balance une gifle, Hésiode ne semble pas s’en apercevoir. Et, toujours, Marie pleure.

22 janvier 2014

L'OMBRE DE NOËL (épisode XI)

Un petit bout de vide

Noël est prêt à se dresser sur son séant. Finalement, la petite vieille dame a pris le métro. Elle s’est échappée. À Bagnolet, les rues lui racontent trop d’histoires. Ces commérages, ça l’agace. La fuite, la fuite, la plus sage des postures. Qui lui répétait cela tout le temps ? Certainement pas son assourdissant mari, qui s’entrechoquait dans les choses et les êtres plus que quiconque qu’elle ait jamais rencontré. C’est cela, justement, qui l’avait irradiée, les premiers temps. Pensez, un boxeur du monde, quelqu’un qui se cogne, provoque, qui dit tout, qui dit trop. Il y en a si peu, elle s’était dit, celui-là, il est pour moi, il est à moi, il est tout, tout est là. Pas besoin de se le dire, elle avait agi.

S’était mise à le suivre. Elle l’attendait au travail, à la sortie, dans les bistrots où il avait ses habitudes pour déjeuner, et puis très vite elle s’était enhardie et s’installait carrément dans son bureau. Elle enjôlait ses collègues qui passaient une tête curieuse dans l’embrasure de la porte (leur faisait aussi un peu peur peut-être ?), le traquait à la machine à café. Il la trouvait devant ses pas, partout, des roses à la main, des brioches et des loukoums dans les poches, des boîtes à musique aussi, pour lui faire écouter « Le Temps des cerises ». Elle ouvrait devant lui le chemin des choses. D’autorité elle lui enroulait des guirlandes autour du cou, lui flambait des crêpes en lui tirant la langue, adossée à sa fenêtre, lui récitait des poèmes. Il avait ri, puis avait grondé, puis s’était fâché, puis avait pris peur, puis l’avait épousée. Elle l’avait adoré, puis elle l’avait dévisagé et avait eu envie de lui dévisser la tête, et puis elle lui avait craché à la figure. Ou l’inverse. À quoi tient la vie. Ou l’amour. À quoi tient quoi et tout.

Bref, elle est partie dans un autre monde, toucher les sapins et la neige à l’hydrogène de la rue Soufflot. La fausse forêt la plus jolie qu’elle ait jamais vue. C’est réconfortant, pas de risque de mélancolie ou d’oiseaux ou de terre. Juste de la poudre blanche distillée sur les pavés, et ces grands arbres fiers dont les épines sembleraient presque vous ôter les vôtres. Elle est restée un peu là, agitée et inquiète. Les heures passaient de manière de plus en plus agaçante, et la petite ombre qui tremble se sentait happée à l’interieur de cete mécanique embrumée. Allait-elle se dissoudre dans le mois de décembre ? Ce sont des choses qui se produisent, elle en est sûre. À force de voir l’année se racornir, se comprimer, certaines créatures des mondes obscurs font de même, ne savent plus assez habiter la Terre, et, tout simplement, s’évaporent. La pauvre vieille chose le sait, cela peut tout à fait lui arriver, peut-être même plus tôt que prévu. Elle boude un peu, ce n’est quand même pas très réjouissant, même s’il y a dans cette idée d’évanouissement de décembre, de lente consomption, quelque chose de reposant, un faste recueilli, qu’elle ne saurait nommer mais qui est bien là. Les sapins lui embrument décidément la cervelle – peut-être les produits chimiques de cette neige de carbone.

20 janvier 2014

L'OMBRE DE NOËL (épisode X)

Un pimpant jeune homme en jean vert lui a ouvert, l’air un peu ahuri, une tasse de café à la main. Elle a tellement scruté le breuvage de ses yeux sauvages de Comtesse des glaces qu’il s’est senti obligé de lui en proposer une tasse. Je vous remercie bien, lui a-t-elle dit, et, là, il lui a lancé un sourire impraticable. Un sourire de fin du monde, ou peut-être juste une mimique insondablement pure, comme une vallée, sans lascivité, comme on n’y est plus habitué. Un sourire qui ressemble à la bague pour Colette : un papillon. Celui du gars qui ne comprend pas très bien ce que vous faites sur son paillasson mais qui le prend bien. Qui se dit on verra bien, et puis elle est un peu crasseuse mais elle n’a pas l’air méchante. Du type qu’on a dérangé un peu, qui devait rêver au fond d’un roman ou sous le mirage d’un écran d’ordinateur, qui semble laisser s’évaporer péniblement ses pensées par la porte entrebâillée, qui ne vous en tient pas rigueur.

Pour tout dire, un sourire tel qu’elle a failli sans crier gare en oublier ses amours de paillasse, son Marcel, sa Colette et les autres. Sous le coup de ce vertige, elle s’est sentie très très coupable, et a bien failli ressortir la lettre rose de son cabas à trous. Elle s’est dit horreur, si ça se trouve, c’est sa princesse qui lui écrivait, ils allaient enfin se retrouver après des périls et des guerres. Un gars comme ça, qui boit du café à l’odeur d’orange, habillé de vert et de violet, à la tignasse empourprée, ce ne peut être qu’un chevalier des âmes perdues, prêt à chevaucher des nuits gelées pour retrouver votre âme, la rapatrier, la repasser et vous la rendre bien pliée, sentant le frais, sans excroissance.

Impossible, se dit la maigre vieillarde, c’est le cadeau de l’Ancien. Je ne peux pourtant pas le lui confisquer avant même de le lui avoir offert. Car elle se sent en une poussière d’instant renoncer à sa rapine, infidèle et coupable. Infidèle à Marcel. Coupable, déjà, face à cet être de féerie. Mais il a beau rejeter tout en bloc en vous rhabillant pour l’hiver, l’Ancien, je ne voudrais pas lui faire ce coup-là. Et puis il ne m’a même pas offert de prendre une douche, ce joli jeune homme, il est bien mignon mais il n’a rien compris. L’ombre parlemente avec elle-même, se donne une ou deux chiquenaudes – le petit bonhomme la regarde drôlement. Elle a voulu croire à une chanson de geste, mais la vie sans logis, la vie tout court n’est pas une chanson, on la connaît un peu. Alors, elle a pris congé brusquement, et le chevalier vert est resté comme un idiot devant sa porte, semblant ne pas s’apercevoir de son départ.

Le lendemain, reprenant ses caracolages tandis que la neige se remet à floconner ses huées, elle se dit qu’il est peut-être toujours planté devant sa porte, demandant des explications à la rue, essayant de comprendre pourquoi cette inconnue en guenilles a débarqué chez lui pour l’enjoindre d’un ton furibard de ne pas laisser sa boîte à lettres ouverte. Cabossée. Béant à vents et flocons… Il cherche très sérieusement une explication plausible et, tant qu’il ne la trouve pas, il attend.

 

6 janvier 2014

L'OMBRE DE NOËL (épisode IX)

L’ombre demande à Colette si elle veut un bout de pain qu’elle vient de ramasser sur un banc, en bas de la rue Leblanc, grande pourvoyeuse en repas de fortune oubliés sur un pan de fenêtre. Mais Colette se tait encore et la silhouette croque le quignon en se disant que c’est Marie qui a raison. Il ne faudrait peut-être plus que pleurer et arrêter de croire que nous sommes autre chose que des vieilles croûtes. Mais Colette tend la main et attrape une toute petite bouchée du pain, et l’ombre sourit. Colette a de longs cheveux blond cendré, son visage émacié disparaît sous leur épaisseur, comme une deuxième tour qui la protégerait de l’immeuble jaune, en face, et des gens avec qui elles partagent leur chambre. Depuis quelque temps, l’ombre aime bien dire « Allez, à tout à l’heure les filles, je vais me reposer dans ma chambre ». Petit parfum d’intérieur…

La petite vieille dame a toujours adoré ça, faire semblant. Jouer à la princesse, à l’enfant. Une vieille dame, c’est un peu tout ça, non ? Une diva qui retombe en enfance… Et puis Marie dit à Colette d’aller chercher de la gnôle. On dit toujours que c’est Hésiode, mais cette fois c’est toi qui as tout sifflé, alors c’est ton tour, ma fille, et puis avec ta tignasse de reine ils ne se méfient pas de toi. Bouge-toi, fillasse ! Colette ne fait pas un mouvement, elle chante encore un peu et Marie pleure, c’est rassurant. Au Gisement comme partout, on a ses habitudes, ses repères insipides. Rituels qui s’ignorent. La petite ombre grise a assez dormi, ou assez pas dormi, ou les a assez vues. Les rues lui crient de ramener sa fraise.

La lettre la plus rose

Elle a donc repris son épopée, retrouvé ses pensées. Hier, à la tombée de la nuit, elle est allée fureter dans le petit logis des gens du 65. Elle a lancé ses doigts graciles dans la carcasse ondulée, en a retiré une liasse à moitié mordue par la pluie. C’est une honte ! a-t-elle toussé sous son petit bonnet russe. Tant de lettres, mirobolantes, imméritées, tout ça pour ne pas les lire, quel gâchis. Comme si c’était une denrée qu’on peut snober… J’en veux bien, moi, de leur courrier, s’ils croulent sous les objets et que ça les empêche de se souvenir que les lettres sont des vivres de première nécessité, on peut partager. Ces gens de l’intérieur, ces fous qui croient avoir un logis, à croire qu’ils sont dégénérés… Alors, elle a détaillé les enveloppes et subtilisé la rose - la plus appétissante. Et puis elle s’est dit, je vais les prévenir, moi, ces braves gens du 65. Leur dire de mieux veiller sur leurs effets personnels. Cela détournera les soupçons. La dernière chose que fait un assassin, c’est bien d’aller toquer à la porte de l’occis, n'est-ce pas élémentaire ? Je ressemble à un manche à balai et je ne sens pas la rose, mais j’ai tout de même pas avalé ma logique…

 

 

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