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Menus aérolithes pour s'assoupir en s'apaisant
26 décembre 2013

L'OMBRE DE NOËL (épisode II)

Le Gisement

Pour Colette, son amie fétiche, sa délicate, son pinson, elle a inventé une bague en forme de papillon. Disons, elle a fabriqué, d’une boucle d’oreille trouvée à l’autre bout de la nuit, esseulée sur le trottoir, loin de sa jumelle, une escarboucle qui habillera la main de son aimée. Il suffit d’arracher le crochet et de la replier sur elle-même. Le métal est souple, ça m’a facilité la tâche, pense l’ombre de neige. Comme mon âme décrépite, murmure-t-elle à l’intention de son châle. Je ferais aussi bien de la rouler en boule et de la jeter à la poubelle, cette pauvre âme plumée, elle y serait plus à sa place. Qui sait, on m’en offrira peut-être une neuve pour Noël, réinitialisée, essorée de tout son poids de lunes – cette vie d’avant, à l’intérieur. Après tout, j’ai bien droit à un petit présent, moi aussi. Ce serait forcément un coup d’Hésiode, tiens, je l’imagine très bien me tendre son petit paquet d’où sortirait sans crier gare une âme en plastique, autonettoyante et rechargeable à souhait, une âme USB…

Elle espère que Colette sourira enfin, que sa bague lui fera une toute petite caresse. Ces derniers temps, Colette se tait beaucoup. Elle ne pleure même plus, ne sourit pas. L’ombre voudrait voir éclore de nouveau sa Colette : la dernière arrivée de leur famille qui n’existe pas. Elle la choie tout particulièrement, Colette a du mal à se faire à son sort, elle qui habitait à Arras une maison d’architecte… La créature violette ne sait pas comment elle est arrivée jusqu’ici, à l’est de Paris. Colette chante pendant des heures, toujours la même chanson, un mélange de rengaines du Moyen Âge, des airs de vieux compagnons, sans doute un zeste de Barbara, on ne s’y reconnaît plus, elle fait des collages, des croisements, des interprétations chaotiques, plantée sur son plot branlant, fixant sans fin l’immeuble jaune, en face, comme si allaient en jaillir des paroles qu’elle aurait oubliées. L’ombre bleutée voudrait bien chanter avec elle, mais comment se faire une place dans cet antre sauvage, peuplé de mémoires ch’ties ?

Pour Marcel, ç’a été plus trapu. Pourtant, qu’est-ce qu’elle l’aime, Marcel ! Mais il vit trop loin, lui qui dort si près d’elle sous les nuées. Il semble, dès qu’il parle, s’adresser à quelqu’un d’autre, mû peut-être par un trampoline qui l’aurait propulsé à des dizaines de mètres. Remarque, quand il ne dit rien, c’est encore pis. Il vous écoute, il fait mm, oui oui, je suis là, mais en fait on le voit partir en voyage sous ses paupières. Il n’est jamais là où on l’attend, jamais là où il prétend, ni même, tiens, où on le craint. On ne sait pas, avec Marcel.

À la limite, elle préfère encore faire des cadeaux à l’Ancien. Ce n’est pas compliqué, il n’aime rien, l’Ancien… Recevoir des petites choses le met dans des états invraisemblables, comme si vous lui offriez la mort en boîte. Pour déclencher une telle furie, quel cadeau de frayeur a-t-on bien pu lui faire dans cette vie parallèle dont on ne sait rien ? Une vie comme la leur, qui appartient désormais à la géométrie. Quelque part dans l’espace, une vie dont l’abscisse et l’ordonnée prennent racine dans le vide, sous la feuille de papier, bien avant la marge, dans cet espace énervant où le trait voudrait continuer sa course mais où le crayon l’en empêche. Une vie en l’air. Les cadeaux, il faut s’en protéger, semble-t-il pleurer sous ses cris. Résultat, il vous engueule quand vous avez le malheur de lui offrir un quignon de pain. Qu’est-ce que tu veux que ça me foute, raclure ? lui a-t-il beuglé la dernière fois. L’ombre avait pourtant apprivoisé un moineau pour tenir compagnie à ce vieux loup. Lui qui ne décoche pas un mot, qui les réveille, la nuit, de ses feulements d’enfant brûlé, qui ne prend jamais part à leurs querelles éternelles autour du Gisement – le nom de ce chez-eux de fortune, aménagé royalement sur des gravats, entre deux immeubles…

Ils sont bien, là, la toute petite vieille se sent chez elle. Ils se calfeutrent dans leur vie post-géométrique. Pour se dissimuler à la vue, ils ont construit une tour : un caddie empli de bobines de fil récupérées chez la retoucheuse qui a fermé son magasin voilà deux ou trois mois, des serpillières, la couverture de Marthe, son vieux matelas. Marthe n’est plus là, à défaut d’elle ils vivent avec ses affaires (au moins, elles ne piapiatent pas à tout bout de champ, elles, beugle l’Ancien la larme à l’œil). Au-dessus, un manteau à la doublure orange déchirée, des bottins crénelés enrobés dans des chutes de tissu. Quelques vieux cartons récupérés au Franprix. Ce fatras de fortune s’empile, toujours plus haut, dans un équilibre surnaturel qui défie les lois de la gravitation. Les Mercuriales n’ont qu’à bien se tenir, les camarades eux aussi sont capables d’aller gratter le ciel.

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