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1 janvier 2014

L'OMBRE DE NOËL (épisode VI)

Mon logis

L’ombre flapie est en colère. Elle se colle des gnons, les coups sursautent. Elle la connaît, pourtant, la première règle de la rue, Hésiode a été suffisamment clair. Ne jamais laisser ses pensées se faire la malle. Les maintenir en prison, comme chez la Mère supérieure. Sinon on est foutus. Foutue pour foutue, elle l’est pas mal de fois par jour. Comment dire, comment faire ? La pauvre vieille chose sent sa grimace réentonner une fugue vorace, onduler sauvagement, la défigurer presque. Elle s’envoie une torgnole un peu plus brusque que les autres pour décourager la folle – sa grimace n’est rien d’autre –, et l’ongle de son majeur lui érafle l’œil à lui en décoller la rétine. Elle trébuche et reste adossée quelques minutes devant la boucherie de la rue Ledoux.

 Son œil s’est mis à suinter. Elle n’arrive plus à l’ouvrir, la paupière est restée collée. À croire que ce qui habite derrière ses yeux est plus captivant que le monde dans lequel elle promène la folle. C’est bien le comble, elle qui n’a pas pleuré depuis combien d’années ? la voici qui larmoie, quelle vieille carne ! Les râbles de lapin lui crachent dessus de derrière la vitrine, lui vomissent des invectives, Mais qu’est-ce que tu fous, enfin ? Sous aucun prétexte il ne faut laisser le passé s’incruster. Il s’inviterait à l’improviste et redemanderait un café. Elle ne sait même pas si elle les regrette, ces années au royaume – sa vie d’avant, au logis. Mon logis, mon logis.

Les ombres se répètent, elles vivent par procuration, par réduplication, par superposition. Et celle-ci qui avance, cette minuscule vieille dame lacunaire, entre parenthèses, elle est comme les autres. Elle se récite ses intérieurs. La cheminée en ciment orange. La petite fenêtre sur laquelle le mari allumait la fausse lampe à pétrole le soir. Et les années. Son fauteuil en cuir pour pleurer en cachette. Son métier, qui lui plaisait à mi-temps. Ce petit mari qu’elle a peut-être un tout petit peu aimé quand même, avant. Les livres de cuisine, sur le guéridon de fer forgé. Le chat Bertolus qui me posait des devinettes en me donnant des coups de badine. Mon logis. Avant. Et puis le mari, qu’elle aurait bien mis au placard, après. Quand le sort en a été levé. À la place, c’est elle qui a fait son balluchon. Les années. S’il avait fallu les compter… N’en serait-elle pas morte ?

Se souvenir. Chantonner. Faire défiler des photos virtuelles. Pleurer des symphonies et plus encore. Sangloter de froid et de défaite. Saigner sous les coups. Puer de cette odeur invisible qui n’est plus même une odeur, comme un deuxième corps qui vous absorbe, un rat qui vous dévore à pleines dents. Sentir le corps et la chair et la peau douce se rabougrir sous l’assaut de cette puanteur qui se transforme en une deuxième peau, une musique de mort, un vieux chat. Devenir la rue. Ne plus être une femme, ne plus être humain, devenir ce chat des rues, cette femme de gouttière. Ça, encore, on s’y fait. Mais compter. Donner des vitamines à la grimace, cet épouvantail-là, elle ne peut vraiment pas. Elle connaît ses limites. Elle ne veut pas savoir à quel étage elle habitait. Quel âge elle avait quand elle est partie. Combien elle avait de neveux.

 

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Commentaires
F
Vite, vite, la suite ! Que va-t-il advenir de notre pauvre ombre, si frêle et triste ?
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