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Menus aérolithes pour s'assoupir en s'apaisant
2 juin 2008

MON GRENIER VOLANT

Je viens de comprendre les vertus de l’apesanteur.

Sur Terre, tout est toujours trop ou pas assez. Voire trop et pas assez en même temps. Souvent, il n’y a pas assez de trop-plein. Je ne sais quel abîme je cherche à combler, mais il me semble à vrai dire que rien n’est jamais assez quelque chose. Il doit y avoir un vague lien avec ce foutu et insupportable absolu qui me poursuit depuis l’adolescence. J’en ai tellement prononcé le nom pour en appeler désespérément la chose que je dois en avoir épuisé le quota pour sept vies au moins. Il y a quinze ans, passait encore, mais à mon âge ça devient carrément régressif, pour ne pas dire immature.

Mais, comme clamerait Berthe en se pâmant d’indignation, qu’y pûiiiiis-je ?

Sous nos petits pas d’ici, les choses s’ordonnent muettement. Il faut les ranger, les compter, respecter le sens des proportions. Et moi, je déteste la symétrie. Je conspue la géométrie, l’équilibre des volumes. J’aime quand ça déborde. J’aime qu’il y en ait trop, de tout. C’est sans doute un signe d’hystérie, de maniaco-dépression, d’obsessivité. Plus exactement, j’aime les choses petites et nombreuses. Je suis une entomologiste de l’excès. Les fringues, les livres, les bouteilles de vin, les amis, les colères, j’aime pouvoir en loger le plus possible dans une petite surface. Je vote pour le fourmillement dans le minuscule. Mon cœur est grand, et mes armoires sans fond.

J’aime ne pas réussir à fermer complètement mes tiroirs parce que le surplus de pulls se coince et bloque le tout. J’aime voir mes livres menacer en équilibre instable tout au bout de l’étagère, prêts à dégringoler, chassés par leurs comparses. J’aime quand une phrase est obèse, quand les mots pullulent et dépassent de partout. J’aime les excroissances, les protubérances. J’aime être trop maquillée comme une diva outrancière, que le mascara coule et le rouge à lèvres bave ; ou pas assez, à la limite de la laideur. J’aime donner sans m’en apercevoir le même rendez-vous à deux personnes différentes pour le même créneau horaire. J’aime ne plus savoir où donner de la tête.

Alors, c’est décidé, je vais vivre désormais à la faveur lointaine de galaxies de hasard, défier les lois de la pesanteur. Faire basculer les principes chimiques et me laisser emporter. Ne pas me restreindre à la perspective mesquine d’un monde à deux dimensions où l’on est soit triste, soit gai, soit fou, soit sain d’esprit. Heureux ou malheureux. Émotif ou froid. Et puis quoi, encore ? Où l’on range les endives avec la salade. Et s’il me prend de placer les yaourts au chocolat sur la même étagère que les concombres ? Si je prise les piles où les colliers se mêlent aux recueils de poésie, et les chaussettes aux sachets de thé ? Qui y trouvera à redire ? Sur ma planète, la vérité est extensible à deux cent trois degrés. Le mensonge s’étire comme un accordéon. Sur ma planète, on marche à l’envers. On fait le poirier.

C’est décidé, je vais me laisser dériver dans l’atmosphère. Foin d’ici, vive là-bas ! J’échapperai aux catégories. Je pourrai enfin m’autoriser la forme hybride, métisse et alambiquée. Douce et sauvage, je mordrai en vous embrassant. Ranger, c’est réduire. C’est couper les ailes, ordonnancer une fois pour toutes en interdisant un début d’histoire. Je vais tout mélanger, faire une omelette de mes lubies, de mes bijoux, de mes cœurs cousus et décousus, tout mettre dans le même coffre à jouets. Il se promènera sans foi ni loi, sans feu ni Dieu, partout où il voudra. Il roulera vers vous frénétiquement, comme un météorite.

Ma vie sera un grenier bondissant et vivace, empli de vieilleries, de souvenirs, de désordre et de bibelots. J’y choierai mes fantômes, ne vous en déplaise. Il sera trop rempli, bien entendu. Doux bonheur ! Vertige de l’assouvissement toujours reculé. On ne saura pas où mettre les pieds. Ça sentira même un peu le renfermé. On écrasera au passage beaucoup de photos jaunies, des lettres très anciennes à l’encre passée, de vieux velours mordorés, quelques dentelles surannées. Beaucoup d’absents en décalcomanie. Il y aura des couches et des couches, une superposition de strates. Les sédiments de mes réminiscences volantes. Ce sont elles qui dessinent mon chemin vers les autres planètes. Mon retour vers le futur.

Il sera hanté, mon grenier. De tout ce qui m’est resté en travers de la gorge. De tout ce que l’on me demande d’oublier. Ce sera mon autel dénué d’oubli. J’y déposerai mes fioles à larmes. Les miennes, les vôtres si ça vous dit. Il les protégera, les gardera bien au chaud. Elles côtoieront tous les mots que j’ai rangés dans ma poche au lieu de les balancer à la figure du triste sire, de mon père, de ces amis que je vois si peu que je ne les vois plus, de ce monde perdu qui a enfilé un imperméable pour ne plus se faire inonder par ceux qui l’habitent.

Dans ma cave des confins, comme dans une soucoupe volante, on logera tout ce qu’on veut. Je mettrai des couleurs qui ne vont pas ensemble, les petits mots écrits en quatrième : « Tu crois que la prof a remarqué qu’on n’écrivait pas un mot de ce qu’elle raconte ? » « Il pense à quoi, Rémi, à ton avis ? Il ne m’a pas regardée une seule fois… »

J’y ferai tenir vaille que vaille toutes mes vies et les vôtres. Ça fera un boucan du diable (ahhh, le Malin, encore lui…). Je ne sais pas si vous avez déjà taillé une bavette à un fantôme, mais ils sont bigrement loquaces, les bougres ! Il ne ressemblera à rien, mon grenier. Le chic et le choc du fourre-tout foutraque et bringuebalant. La classe suprême et décadente, en somme. On pourra même y passer la nuit, en cas d’insomnie, de vie cabossée. Comme un bolide balbutiant, il foncera à toute vitesse pour visiter d’insoupçonnées nuées. Plus rien ne pourra l’arrêter.

Vous venez ?

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