MES FACETIES - Journal d’un mouton mutin
Pour lire ces modestes pages, il te faudra, cher
lecteur, convoquer les vestiges d’indulgence qui traînent peut-être encore au
fond de ton cerveau agité, encombré, je le sais, d’oripeaux rassis qui ne laissent
que difficilement place à des sentiers inédits. Tu as raison, tu te méfies.
Mais, au seuil de la découverte, au moment où, saisi d’espoir, tu ouvres ces
pages, prêt à te laisser amadouer pour voir éclore sous tes yeux une histoire
disponible, bien intentionnée, qui ne demande qu’à pousser comme une plante
dévouée au rythme de tes doigts, voilà que je te dérobe à ta volupté : car
d’histoire il n’y aura pas. Je suis confus de te l’apprendre ainsi, sans
ménagement. Du moins, pas celle que tu pouvais attendre.
J’aurais tant aimé,
pourtant, sois-en certain, combler pour une fois tes hémisphères en manque,
emplir tes lacunes comme tes carences d’une intrigue ronde, voluptueuse, qui te
caresserait de sa généreuse accessibilité. Mais c’est que j’ai moi-même été
berné, je suis bien obligé de l’avouer.
Chaque été de chaque
année, de mon enfance jusqu’à mes premiers pas dans l’âge adulte, mes vieilles
tantes m’ont conté l’amour légendaire de leurs parents. Je ne me suis jamais
lassé du récit de cette passion seigneuriale. De mes grands-parents elle a
dessiné une image chevaleresque, qui, flottant sur la vieille maison des
Pyrénées comme un ange tutélaire, veillait sur moi. Ainsi me lisaient-elles
chaque soir les lettres que s’écrivaient l’un à l’autre ces deux mages emportés
par l’amour. Et je m’endormais, quittant le monde des vivants pour retrouver le
château fort où ces deux êtres que je n’ai pas connus revivaient dans
l’éternité de mes nuits l’idylle dont mes tantes se repaissaient comme de leur
réminiscence préférée.
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Gredines, intempestives, les années ont passé, et rien n’a changé. Aucun été ne m’a vu manquer au rendez-vous qui me liait avec les aïeux que je regardais vivre dans chacun de mes songes. Aussi, après la disparition de la dernière de mes tantes, ai-je résolu de raconter à mon tour cet amour plus vaste que les continents, de l’offrir au monde en le couchant sur le papier. J’ai donc hanté le grenier de la vieille maison de la montagne. J’ai ouvert les malles et vidé les armoires. J’ai retourné les matelas et effeuillé chaque livre. J’ai compulsé les tiroirs, flatté les étagères, à la recherche des lettres que mes tantes égrenaient comme une pépite à mes oreilles éblouies : en vain.
Comme si son règne était trop éclatant, trop insoumis pour exister véritablement, l’amour éternel semblait avoir voué ses traces à la dissolution. Je cherchai pendant des jours, pleurant de la crainte de ne pas mériter cet héritage immaculé, incapable d’en débusquer le secret, d’endosser la responsabilité de son extinction. Par ma faute, l’amour allait disparaître de ce monde. Je passai donc la maison au crible de ma terreur, mû par la conscience odieuse que jamais mon existence ne saurait assumer ce crime sans pardon. Et je finis par trouver.