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Menus aérolithes pour s'assoupir en s'apaisant
19 juin 2009

MES FACÉTIES - Journal d'un mouton mutin, préambule (5/5)

Mais, au bout d’une nuit d’insurmontable chagrin, je me redressai d’un coup, abandonnant mes jérémiades à leur triste flagellation. Il ne pouvait en aller de la sorte. C’était impensable. Mes tantes et leurs parents de l’amour éternel devaient se livrer à un sabbat vengeur au fond d’un de mes rêves. Sous peine de damnation perpétuelle, il me fallait trouver une solution sans barguigner. Je sentis de nouveau mes jambes malmenées se dérober sous l’injonction. Déjà, je vivais sous la juridiction d’une puissance étrangère… ce n’est plus tout à fait moi qui décidais de mes faits et gestes.

 

Après une journée de lecture supplémentaire, le carnet n’avait plus de secret pour moi. Je dus me résoudre à l’évidence : Berthe n’était pas l’indésirable que je m’étais représenté, tiers personnage de la mythique histoire d’amour de mes doux aïeux. Il était leur amour. Il n était autre tout bonnement que leur terreau, leur sève, leur fleur et leur jardin. Il incarnait leurs dialogues et leurs disputes, leurs tendresses et leurs joutes. On ne pouvait le chasser impunément de cette affaire, et c’est bien pour cette raison que, sans lui, leurs lettres se retrouvaient exsangues, privées de leur liqueur nourricière.

 

Pour rendre grâce à l’histoire de mes tantes et pour t’aider, toi aussi, compagnon suspicieux, à t’endormir, pour que chaque nuit tu retrouves en songe l’amour pur, échevelé et frissonnant, il me fallait donc restituer fidèlement les pages du carnet dissimulé sous le plancher, et exhumer ce dialogue à trois. Je ne sais toujours pas qui a pris la peine de consigner dans cette petite cabane cartonnée cette histoire peu commune, qui ressemble à un journal intime…Je ne sais même pas, malgré mes recherches, si je le découvrirai un jour. Les gens du village, qui à l’ordinaire ne se montrent guère avares en ragots et racontars de tout acabit, restent étonnamment cois sur ce point.

 

Peut-être est-ce mon grand-père, que mes tantes m’ont toujours décrit comme inconsidérément fleur bleue.

Serait-ce ma grand-mère, qui a toujours eu la manie de tout conserver ?

Est-ce l’insondable Berthe, tout simplement, qui semble pour le moins mégalomane, au point qu’il ne paraît pas invraisemblable qu’il ait organisé son propre culte, en en recueillant quotidiennement la moindre manifestation ? J’ai cru comprendre, au fil de mes déchiffrements, que ce petit mouton n’est autre que leur fils. Il appelle son père Daron et sa mère Daronnie et les fait vivre au rythme de ses rébellions. Il les affuble de mille et un surnoms triviaux qui le font rire à s’en tenir les côtes, et parle un langage à sa façon non dénué de pittoresque, auquel tu te feras sans peine, lecteur impénitent, si tu daignes t’armer d’un sanglot de patience. Il s’avère, je crois, presque impossible de ne pas écouter de toutes ses oreilles ce mouton sans foi ni loi qui a la révolution pour horizon et l’insulte rosse pour carrosse.

 

Pour tout avouer, je n’ai pas tout compris. Tu me diras, compère ingénieux, si tu es plus au fait que moi des mœurs insolentes de ce mouton sans égal. Il cumule au bas mot une dizaine de métiers. Ses parents ne peuvent pas se poser une question l’un à l’autre sans que ce soit lui qui réponde, il s’immisce partout, fait croire que c’est lui qui s’acquitte de la moindre tâche, le moindre travail accompli par l’un de ses « darons ». Il est là où il n’est pas, sans se trouver tout à fait là où il est. Doté d’une ubiquité déchaînée, il voit et entend tout. Il inverse les polarités et les situations avec le plus grand naturel. Il est confondant d’une mauvaise foi si délicieuse qu’on s’y laisse prendre…à chaque fois, j’en ai peur !!

 

Ð

 

 

Car, faut-il te l’avouer, citoyen colérique, je me suis laissé prendre moi-même au piège de ce mouton hirsute. Je ne peux plus m’extraire de son charme maléfique, au point que, comme une drogue, j’ai besoin de ma dose quotidienne de Berthe. Ses facéties ont remplacé les contes nocturnes de mes tantes. Je ne peux plus m’endormir sans le récit circonstancié de ses fugues, de ses recettes improbables, de ses récitals ou de ses lettres d’adieu.

 

Méfie-toi donc, ami arrogant. Je sais que tu ricanes. Que tu hésites à t’aventurer plus avant dans ce récit décevant : tu te dis qu’il n’est qu’une histoire d’amour empêchée, une fable confisquée. Et, comme ton grand-père, je le pressens, la fibre fleur bleue que tu n’avouerais pour rien au monde, mais que tu laisses te conduire en cachette quand tu ouvres un livret, te souffle de refermer immédiatement ce recueil animalier honteux. Mais le sais-tu ? Comme mon grand-père, comme ma grand-mère et comme leur petit-fils, tu pourrais bien, toi aussi, du haut de tes certitudes de lecteur omniscient, tomber en pâmoison devant les roueries carnavalesques de ce mouton minuscule qui existe sans exister.

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